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Carlo Levi (1902-1975), l’auteur du Christ s’est arrêté à Eboli,
l’un des écrivains les plus importants de l’Italie du XXe siècle, est encore peu traduit en France.
Les mots sont des pierres — autre œuvre majeure, inédite (prix Viareggio 1955) — est
« le récit de trois voyages en Sicile et des faits de là-bas, tels qu’ils peuvent apparaître à l’œil attentif d’un voyageur sans préjugés ».
C’est un témoignage puissant sur la Sicile, ses villes et sa géographie, mais plus encore sur la vie de son peuple, sa culture, ses luttes.
Il marque le lecteur par l’urgence de son rythme, l’acuité de sa phrase et la bonté de son regard.
On sentait une tension dans l’air, une passion collective, comme si tous ces gens à l’activité mystérieuse étaient mus par des raisons profondes, importantes, attendaient des événements graves et décisifs qui rendaient tous les visages éveillés et attentifs. Ce n’était pas un après-midi comme les autres dans un village rural : c’était un jour d’attente dans une ville en pleine guerre civile. Il y avait la grève : la première, de mémoire d’homme ; la vie de chacun y était engagée. J’étais là pour visiter en simple curieux une vieille mine de soufre, dans un des mille villages de la fixité paysanne ; et je me retrouvai dans un lieu vivant, en plein mouvement, en plein changement, où toutes les émotions sont nouvelles, les actes passionnés, les volontés tendues, violentes, où un sentiment inexistant jusque-là naît dans le cœur des hommes.
L’été s’abat sur la Sicile comme un faucon jaune sur l’étendue jaune des terres couvertes de chaumes. La lumière se multiplie dans une explosion continue, elle semble ouvrir, révéler les formes étranges des monts et rendre très durs, compacts, le ciel, la terre et la mer, mur ininterrompu de métal coloré. Sous le poids infini de cette lumière, hommes et animaux se déplacent en silence, acteurs d’un drame ancien dont le texte ne parvient pas à nos oreilles : mais leurs gestes suspendus dans l’air radieux sont comme des voix changeantes et pétrifiées, comme des troncs de figuiers de Barbarie, des branches tortes d’olivier, des pierres monstrueuses, de noires cavernes sans fond.
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